L’un après l’autre, tous les hommes passent auprès de lui en fuyant, l’un d’eux est couché en travers de sa selle où il essaie de s’asseoir : c’est un certain Letock, un ancien marin de Guernesey, dont le français est la langue maternelle, et, en dépassant le Prince, il lui crie : « Dépêchez-vous, monsieur, s’il vous plaît ! ». Le Prince ne répond pas. Son cheval, à ce moment, voyant les autres partir, prend le galop à son tour. Le Prince le suit. Ils font ainsi plus de deux cents mètres, la distance du kraal au donga ; le Prince est accroché à la crinière du cheval et à la selle. Cette selle avait été achetée en France, elle était élégante et fine, une excellente selle de sportsman ; ce n’était pas la selle d’un officier. A ce moment, elle se déchire sous la main du Prince qui roule à terre. Carey était déjà loin, mais quelques uns des hommes qui le suivaient, traversaient le donga sur un autre point, ils virent cette chute. Letock cria à Carey : « Monsieur, le Prince est à terre ! ». Entendit-il ? … Ce qui est certain, c’est qu’il continua sa route et fit signe aux hommes de continuer … Le Prince se relève, il voit ses compagnons s’éloigner, il voit son cheval gravir l’autre bord du donga et disparaître …
Imaginez, si vous pouvez, ses pensées à ce moment, moi je n’en ai pas le courage … Chose affreuse, il n’a plus d’épée, cette lourde épée, présent du duc d’Elchingen et qui venait probablement du maréchal Ney : elle avait dû sortir du fourreau au moment où le Prince avait été renversé ! Il a, dans la main gauche, un revolver, l’autre est resté dans l’arçon de sa selle. Ainsi armé, il marche au-devant de ses ennemis. Il a à ce moment, ont-ils déclaré plus tard, l’air d’un lion ! Ils sont cinquante, ils n’osent pas s’approcher de lui pour l’attaquer ; ils lui lancent de loin leurs zagaies. Le Prince en saisit une, il l’a peut-être arrachée de son bras blessé, il la brandit dans sa main droite. Il tire trois coups de revolver sur les Zoulous sans en toucher aucun. Alors l’un d’eux, Zabanga, l’atteint à la poitrine. Il tombe. Les noirs se précipitent. Tout est fini. Le combat n’a pas duré une minute. Alors ils le dépouillent, ils partagent ses vêtements, mais, soit respect superstitieux de ce qu’ils prennent pour des fétiches, soit plutôt, comme ils l’ont dit eux-mêmes, admiration pour le courage extraordinaire du jeune chef blanc, ils lui laissent le collier de médailles qu’il porte au cou, puis ils s’éloignent.
A quelques pas de là, deux autres morts, l’un tué par la première décharge, l’autre zagayé par les Zoulous.
La nuit descend, rapide, comme elle l’est toujours dans ces climats, elle enveloppe le donga d’obscurité et de silence. Il est là, seul, nu et abandonné, celui que nous avions entouré de tant d’affection, celui sur le sommeil duquel tant d’êtres dévoués avaient veillé avec amour pendant toute son enfance.
Un grand artiste l’a représenté ainsi, et il a fait surgir à l’horizon vague, comme les fantômes d’un rêve, la silhouette de la Colonne, et celle de Notre-Dame qui avaient assisté à son entrée dans la vie et qui reviennent planer, comme les dieux antiques, sur le dernier acte de la tragédie.
Mais je m’en tiens à la réalité, et je ne vois, au-dessus de sa tête, que la morne et indifférente splendeur du ciel austral et de ses constellations inconnues.
Vers le matin, la lune se lève et vient effleurer le visage du Prince endormi. Je ne vous dirai rien de la journée qui suivit, ni de la découverte du corps par l’armée anglaise ni des honneurs rendus au cercueil dans son solennel retour vers l’Europe ; je ne vous raconterai pas ses émouvantes funérailles, ni le jugement de l’homme qui avait mission de veiller sur lui et qui l’a abandonné sans tenter un seul effort pour le sauver. Mais je vous demande cependant de rester encore un instant avec moi dans ce fatal ravin, ou plutôt d’y retourner l’année suivante, lorsque revient la nuit du 1er au 2 juin. Vous y verrez une femme en deuil, c’est celle dont le cœur est brisé, celle qui a tout perdu en perdant son fils. Elle est venue souffrir là où il a souffert, mêler au moins ses larmes au sang dont il a arrosé cette terre. Elle est seule, elle pleure et elle prie ! De temps en temps, sur la crête du ravin, une main écarte les herbes, une tête noire apparaît qui fixe sur l’étrangère un regard curieux et étonné, mais où il entre peut-être de la sympathie et du respect. La nuit touche à sa fin. Quoiqu’il n’y ait aucun vent, la flamme des cierges se couche comme sous un souffle invisible. « Est-ce toi, murmure la mère ? Tu veux que je me retire ? ».
Ainsi se termine la veillée funèbre.
Eh bien ! moi aussi, Messieurs, lorsque je descends dans la crypte de Farnborough où il repose, j’essaie de rentrer en communication avec le mort aimé, j’interroge la tombe, voici ce qu’elle me répond, et c’est cette voix qui parlera aujourd’hui la dernière :
« Ne me plaignez pas de n’avoir point régné ! Ne me plaignez pas d’être tombé si jeune les armes à la main ! Plaignez-moi seulement, oh ! plaignez-moi de n’avoir pu mourir pour la France ! ».
Augustin FILON
[« Le Prince Impérial », La Revue hebdomadaire – 1911/03 – p. 315 à 317]